Des souris et des hommes






Non je ne vous parlerai pas du classique roman de John Steinbeck ni de son adaptation cinématographique (je vous en recommande néanmoins la lecture). C’est juste un titre, comme j’aime bien, qui résume mon texte.

Nous dormons paisiblement dans notre Bleu Nomade quelque part entre le Grand Canyon et Phoenix. Alixia s’est levée tôt ce matin, elle voulait faire un gâteau aux carottes et comme il fait chaud en Arizona, on tente de faire fonctionner le four lorsque les températures sont plus froides. Alixia a commencé à sortir ses ingrédients à la noirceur alors que tout le monde dormait encore.  Elle est venue nous voir doucement dans notre lit comme lorsqu’elle avait quatre ans et qu’elle voulait écouter la télé à 5h du matin.  Elle nous a dit calmement : « J’entends grignoter dans l’armoire. »

Il n’en fallait pas plus pour nous mettre en état de mini panique.  Je dis mini, car deux jours auparavant, nous avions observé des petits trous dans notre sac de riz rangé dans la banquette.  Étant incapable de savoir si un petit rongeur était toujours dans l’autobus, nous avons pris la décision de nous armer de trappes à souris.  La réaction dans l’autobus était unanime, il faut des trappes à souris qui ne font pas de mal à ces petits animaux, au pire on pourrait même, les garder, les adopter.  Pauvres elles, les nuits au Grand Canyon frôlent le point de congélation, elles se sont juste trouvées un endroit au chaud avec un peu de nourriture.  Le lendemain, j’achetais des trappes à souris « humaine » permettant de relâcher la souris une fois attrapée.

Alors, après qu’Alixia soit venue nous réveiller, je me suis approché de l’armoire en question, question de mettre un visage sur notre passagère illégale. J’ai entendu un petit bruit régulier de frottement de sac de plastique.  Le bruit d’un petit animal qui se régale sans se douter que deux humains l’espionnaient.  J’ai ouvert tranquillement la porte pour découvrir les dégâts. La souris avait disparu. Des petites dents avaient grugé notre sac de coconuts, gouté à nos pains hot-dog et transformé en passoire notre sac de popcorn. Mais le pire était à venir. 

C’est en vidant cette petite armoire située au-dessus de notre frigo amicalement intitulé l’armoire à cochonneries, que j’ai constaté le pire.  L’inimaginable, l’insolence, le summum de l’offense, voire une trahison. Oui, une trahison, parce que jusqu’ici, je comprenais le besoin de se réchauffer, d’avoir un toit, le besoin de se nourrir ; mais on ne mange pas mes chips crème sûre et oignon.  Elle a poussé l’audace jusque-là, sans même daigner rester là, en face de nous pour s’excuser de son ineptie.

Quelques minutes plus tard, Florane a découvert que notre petite invitée s’était même mise à son aise en concoctant un nid dans le tiroir à couverture sous notre lit.   Elle avait dévoré une partie des draps de notre chère Flo.  La pitié s’est transformée en rage.  La sympathie se transforme quand on est personnellement atteint.  Il faut se débarrasser de cet élément nuisible qui nous ruine la vie.

Cette petite souris m’a fait penser aux hommes. À ceux qui se cherchent constamment un toit, un endroit pour être au chaud.  Ceux qui sont couchés derrière le bosquet d’un parc, ou à côté d’un conteneur.  Ceux qui errent dans la rue avec leur panier d’épicerie rempli de leurs importantes trouvailles.  Ceux qui font la file à la popote roulante pour se remplir l’estomac.  Ceux qui vont investir leurs quelques dollars dans une grosse bière ou autre analgésique improvisé pour faire disparaitre leurs douleurs physiques, mentales et émotionnelles.

Lors de notre passage près des grandes villes comme Vancouver. Seattle, Portland, San Francisco et Phoenix, on se rend compte de l’ampleur de la problématique de l’itinérance.  Des rues complètes, voire des quartiers entiers de vieux motorisés, tentes, abris de fortune.  Alors les autorités mettent en place de la réglementation pour empêcher la formation de tels campements et éviter cette forme de nuisance.

Malgré ma mésaventure à Kelowna, j’ai une profonde sympathie pour les itinérants.  Bien sûr certains sont malodorants, font peur, sont sous l’effet de drogue ou alcool ou sont pris avec des problématiques de santé mentale.  Mais le stress ultime de tout être humain est de savoir comment combler nos besoins de base.  Est-ce que je vais pouvoir dormir cette nuit ? Est-ce que j’aurai froid ? Est-ce que j’aurai quelque chose à manger ? Est-ce que je serai en sécurité ? Bien campé chez nous, dans une maison, un salaire stable, on n’a pratiquement pas conscience de ce stress.

Je me souviens l’an dernier à mon travail, j’ai dû intervenir pour un itinérant qui criait et se désorganisait.  Nous étions en décembre et il pleuvait à boire debout, une température vraiment désagréable.  L’homme venait de se faire refuser l’accès à un centre de sans-abris.  Il venait d’apprendre que son plan de dormir bien au chaud venait de s’envoler.  Il devrait parcourir la ville, sous la pluie froide de décembre pour tenter de se trouver un racoin où il pourrait dormir.  N’importe qui dans cette situation aurait pété sa coche.

Nous sommes partis pour voyager 11 mois sur la route à bord de notre autobus.  On dit vivre l’aventure, se laisser porter par le destin et plein de belles paroles du genre.  Nous partons pour une vie nomade, une vie sans lignes tracées.  C’est l’avantage d’être libre, de ne pas avoir de contrainte.  C’est également un élément de stress que l’on s’impose.  Le stress de savoir où on va dormir.  

Avec la mode du Van Life et la COVID, nombre d’endroits ont restreint les Overnight.  Les Walmart, grands centres d’achat, haltes routières et plusieurs commerces acceptaient, jadis, que les motorisés puissent s’y stationner pour la nuit.

À certains endroits, on est considéré maintenant comme une nuisance, on ne veut pas de VR, on ne veut pas personne qui s’y installe pour passer nuit.  Les voyageurs nomades sont associés aux itinérants.  Un arrêt dodo devient vite un casse-tête pour garer un autobus. Il faut même parfois user de malice et se stationner dans des endroits où l’on n’est pas trop sûr de la légitimité de notre présence. On dort alors avec un petit stress de se faire réveiller au milieu de la nuit pour nous demander de se déplacer.

 Nous ne sommes pas à plaindre, on ne fait pas pitié, et je ne prétends pas savoir comment se sentent les personnes en situation d’itinérance.  De plus, on dort pratiquement toujours très bien dans notre bus et on dort souvent dans des endroits extraordinaires.  Mais, on prend conscience de la fragilité de notre confort, de la chance que nous avons de choisir de se placer dans une forme d’inconfort que l’on peut quitter à tout instant, car on a les moyens.  On comprend qu’une bonne nuit de sommeil ça vaut très cher.

Notre petite souris a quitté l’autobus.  Elle est partie rejoindre les autres souris au : « Paradis des souris trop gourmandes qui voulaient juste manger un bout de fromage et CLACK! »  Parce qu’après mes infructueux succès de piège non létal, j’ai pris les grands moyens, une bonne vieille trappe à souris avec un beau morceau de cheddar.

Malheureusement c’est comme ça, tel est le destin des souris… et des hommes.

Eric

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