L’ultime voyage: celui vers l'au-delà
Le matin du grand départ... (crédit photo: Vicky Brunet) |
Je ne savais pas ce qu’était l’ultime voyage. En fait, je ne le sais toujours pas… j’ai frôlé uniquement la préparation de ce grand voyage. Probablement le plus important de notre existence.
Et durant
ces journées, ces nuits; je me suis dit que tout voyage prépare à celui-ci. Tous
les départs préparent à ce grand départ. Cela ne rend pas le passage moins triste, mais
permet toutefois un certain lâcher-prise face à l’inconnu, à l’imprévisible; cela
permet d’accepter qu’on ne contrôle pas tout. En fait, on contrôle bien
peu d’éléments. Ces départs qui peuvent survenir tout au long d'une vie permettent aussi d’ancrer en nous l’importance des gens
qui nous entourent, car on n’y parvient jamais seul... Même si l’on part seul,
on doit avoir les bonnes personnes autour de nous pour réussir à larguer les amarres, à franchir le fameux cap.
Cela ne
diminue pas la peine ressentie, mais cela permet de comprendre que
cette peine immense est liée au bonheur qu’on a connu. Elle démontre toute
la puissance des moments passés, toute l’intensité vécue, tous les privilèges qu’on
a eus.
Accompagner
quelqu’un vers la mort est particulier. D’autant plus que j’ai toujours eu une
grande peur de cet abysse… ce point de bascule. Ce moment qui semble être la
fin. Pourtant, en étant au chevet de mon père, j’ai compris qu’il n’y avait pas
de fin. Chaque minute a son sens; chaque parole, chaque mot. Et lorsque mon
père n’a plus été capable de parler, ce sont les lettres qui sont apparues au bout
de son crayon, et finalement, le simple mouvement du crayon qui a pris tout son
sens.
En navigant à bord d'un voilier, par moment, notre voix ne voyage plus jusqu’à l’autre, le son du vent, des vagues viennent alors prendre toute la place. En autobus, c’est plutôt le bruit du moteur et du ventilateur qui viennent cacher notre voix. Il reste alors le regard, les gestes, aussi minimes soient-ils.
Il faut
aussi accepter l’incompréhensible. Accepter qu’on ne contrôle pas tout. En
voyage, si souvent, on est face à cela. Accepter que la journée soit faite de
surprises, des belles comme des moins belles; comprendre qu’il faut inévitablement
passer à travers des moments plus ardus pour toucher à cet instant plus que
parfait, cet instant magique, inexplicable avec des mots.
Mon père a
répété à maintes reprises durant ses dernières semaines de vie qu’il vivait une
belle aventure. Et ce, même lorsque les mots ne trouvaient plus leur chemin pour sortir
de sa bouche. Deux jours avant son départ, difficilement, il a marmonné à l’infirmière
lors de sa visite matinale: c’est encore une belle aventure.
Sans ces mots,
comment pouvons-nous déterminer si l’autre vit une belle aventure ou non? Ce sont
nos repères à nous qui font en sorte qu’arrive un moment où l’on se dit :
cela n’a aucun sens. Étrangement, cette semaine, à la table avec nos filles, on parlait d'une conférence à laquelle
on avait assisté Eric et moi, il y a 20 ans. Damien De Pas (l’un des enfants de
la V’limeuse) parlait de sa course en solitaire sur l’Atlantique, après avoir passé
3 ans à construire son bateau de 19 à 22 ans… Pour se retrouver en mer, seul. À
bord de son petit voilier, face à la caméra, il faisait part de ses
difficultés: ses hallucinations provoquées par le manque de sommeil, ses plaies
causées par l’eau salée, et ensuite ses frustrations face à la pétole, cette absence
totale de vent où tout semble figé. Je
me rappelle être sortie de cette conférence en me disant : « mais
pourquoi se mettre dans une telle situation? Cela n’a aucun sens!... » Ce fameux sens. Quelques années plus tard, en
navigant, j’ai pris conscience que cela avait un sens immense…Pour atteindre son "Saint Graal", il devait probablement passer par ces étapes… Mais, au-delà de tout ça, le sens est propre à
chacun, puisque notre Saint Graal est tout aussi diversifié qu’il y a d’individus…
Ce fameux : « cela n’a aucun sens », je l’ai aussi entendu
lorsque j’ai décidé de partir avec ma famille sur un voilier pendant un an… et
une seconde fois, lorsque je sortais mes 4 adolescentes du système scolaire pour
une autre année pour un voyage à bord d’un autobus…
« Cela
n’a aucun sens », je l’ai aussi entendu près de mon père. En effet, avancer
tranquillement vers la mort peut sembler n’avoir aucun sens.
Cela
ébranle et renvoie inévitablement à la dignité de l’humain. Pour respecter la
dignité, l’homme devrait-il mourir plus vite?
Aller plus vite… on est dans une société qui a tellement besoin d’aller vite,
de passer rapidement à autre chose… Je me suis demandé si cela dérangeait mon
père ou les autres…
J’ai vu mon
père fâché… ou triste… ou un mélange des deux, de ne plus pouvoir parler, et ensuite
de ne plus réussir à tenir un crayon.
J’ai vu mon
père fâché… ou triste… ou un mélange des deux, de ne plus pouvoir se lever.
Je crois cependant
qu’il a aussi perçu tout l’amour qu’on lui portait. Quelques jours plus tôt, il
nous avait répété qu’il n’y avait pas d’erreur lorsqu’on passait la porte de la
bienveillance…
Alors,
comment savoir ce qui a du sens lorsqu’on ne peut ni parler, ni écrire, ni
bouger?
Mon père
était assurément triste… ou fâché… ou les deux de perdre toutes ses capacités... Mais, il appréciait encore le son de la voix de ma sœur qui chantait en
s’accompagnant au piano, alors que les larmes coulaient doucement sur ses joues…
il appréciait encore les baisers de ma mère, alors qu’il serrait sa main si fort… Il n’avait pas envie de nous quitter… je
crois que le temps devait prendre son temps…
Mais qui peut savoir, vraiment?
Comment
savoir ce qui a du sens? Et pourtant, chaque seconde est précieuse. Parce qu’on
est là pour apaiser sa respiration… jusqu’à son dernier souffle. Jusqu’à ce
dernier regard qui plonge dans celui de ma mère. Parce que cet instant est si
parfait, parce que la fin est atteinte de façon si paisible, parce que cette
fin mène inévitablement à une libération, à une légèreté, à un renouveau.
Parce que ce
moment, ce départ, n’est pas facile. Mon Dieu qu’on voudrait tant le garder
près de nous… Mais, je me souviens de ce moment, où j’ai téléphoné à ma mère
pour lui dire que je partais seule dans l’Ouest canadien, et, inquiète, elle avait dit à mon père : dis quelque chose à Cynthia… Et mon père avait simplement
ajouté : Bon voyage.
Je lui ai
répété cette histoire quelques heures avant sa mort...
Parfois, c’est
correct de simplement dire Bon voyage. Il avait surement aussi quelques inquiétudes.
Mais, il savait que mon billet était acheté, qu’à cette étape, il fallait
surtout avoir confiance. Lui aussi, en quelque sorte, son billet était déjà
acheté. Le jour et l’heure du départ n’étaient toutefois pas spécifiés. Un peu comme un départ en voilier. Le moment choisi n’est pas toujours aussi précis qu’on le souhaiterait… Même chose en
autobus. Il faut accepter les aléas de la vie… que parfois, des voleurs changent de façon drastique la préparation des dernières journées avant le départ, que
des bris mécaniques obligent même à repousser le moment tant attendu… Ces dernières
journées se passent rarement comme on les avait imaginées. Je ne pense pas, non plus, que mon père avait
imaginé que ses dernières journées terrestres se passeraient ainsi, à tous les
niveaux… car il y a eu des instants de grâce, magiques, merveilleux, mais aussi
difficiles… il faut dire que ce départ était imprévu, non souhaité, mais
accepté… Alors, est-ce que ça a du sens?
Je crois que tout a un sens,
mais qu’il faut souvent attendre des années avant de voir se profiler un soupçon
de sens… qu’il faut naviguer sur toutes sortes de mers, affronter les divers
océans de la vie pour comprendre que les dauphins continuent de s’amuser à l’étrave,
que le soleil demeure… et que demain sera une autre journée… et mon père qui
chantonne : Cher matin, cher matin, j’ai confiance, car tu seras là demain…
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